8

Eilen était redescendue dans le salon avec Louis et Alan. Le petit sanglotait encore.
- Ça va, ça va, là, calme toi... Comme une litanie, elle répétait ces mots pour se calmer elle même, comme si, sans cette formule magique cette lumière affreuse allait revenir lui arracher son fils. Louis était parti dans la cuisine et revenait avec une bouteille.
- Je sais qu’il est tard, mais je crois qu’un petit verre de ça pourra nous faire du bien.
Il posa les deux verres sur la table basse et versa. Eilen était assise sur le sofa, Alan blotti dans ses bras.
Là-haut, Philippe ramassait ses papiers.
- Il a traité son propre fils de petit con, et il le pensait, murmura-t-elle. Quelque chose clochait entre eux depuis quelque temps. La maladie d’Alan et l’arrivée de Louis n’avaient fait qu’envenimer la situation, mais le malaise était déjà là avant.
- Oh, il s’est énervé, ça arrive, dit Louis. Il faisait tourner son verre, regardant au travers la petite lampe qui trônait sur la sellette où se trouvait la télécommande de la télévision. Soudain, l’ampoule émit quelques grésillements et finit par s’éteindre. Ç’aurait pu être banal, une ampoule venait de rendre l’âme, mais apparemment, plus aucune source d’électricité ne fonctionnait. Inquiet, Louis reposa son verre, prêt à se lever pour aller voir ce que Philippe fabriquait.
- Reste là, dit Eilen et prend Alan avec toi, il vaut mieux que ce soit moi qui monte là-haut.
Alan prit place sur les genoux de son grand-père. Ses yeux étaient d’un bleu profond. Il n’avait jamais remarqué à quel point le regard de son petit-fils paraissait intense.
Eilen prit tout d’abord un balai, ainsi qu’une pelle à poussière.
- Je pense qu’il aura bien besoin de ça, dit-elle, et ensuite, nous irons voir ce qui a causé cette coupure de courant.

Elle trouva Philippe dans son bureau, perdu dans une sorte de contemplation de l'écran noir de son ordinateur.
- Tout va bien ? demanda-t-elle.
En la voyant, ses yeux s’agrandirent. Il parut mourir de peur, pointant un doigt tremblant vers le balai qu’Eilen tenait.
- Qu’est-ce-que tu fais avec ça?
Elle regarda ce qu’il désignait.
- Quoi ?
- Lâche ça! hurla-t-il en se ruant sur elle. Il ne lui laissa aucun répit, en une seconde, il fut à côté d’elle, tenant le balai à deux mains. Il devenait fou, c’était sûrement ça, il devenait fou. Ses yeux roulaient, écarquillés. Elle lâcha le balai, qu’il envoya d’un geste rejoindre le côté opposé de la pièce.
- Qu’est ce que tu voulais faire ?
Cette fois, c’était sûr, Philippe venait de franchir la limite ténue qu’il y a entre colère et folie furieuse. Il la tenait par le bras, serrant jusqu’à la faire souffrir. Sous ses doigts, la peau d’Eilen bleuïssait lentement.
- Arrête! Tu me fais mal! Elle commençait à se débattre.
- Oh, mais maintenant je te tiens! Il souriait. Jamais il ne s’était conduit ainsi, il n’avait jamais levé la main sur elle. Et je vais te faire plus mal encore si tu ne m’expliques pas ce que tu voulais me faire avec ce putain de fusil.
Il la gifla si fort qu’elle chancela, perdant l’équilibre et tombant sur la paume des mains. Le palier était plein d’éclats de porcelaine. L’un d’eux lui entailla la main gauche, juste à la base des doigts. Elle ne s’en aperçut pas sur l’instant et le sang coula sur son peignoir tandis qu’elle tentait désespérément de se protéger.
- Qu’est ce que tu racontes ? Quel fusil ?
Elle se releva, mais comme il avançait vers elle, Eilen se sentit obligée de reculer.
- Ah, bien sûr! J’ai des visions, hein ? C’est un complot, ça! T’as toujours fait semblant de ne rien savoir, hein ?
- Mais enfin, je ne sais pas de quoi tu parles!
- Tu mens! hurla-t-il. Oh, je sais, c’est ça, toi et ton père, vous êtes là pour m’espionner! Ce sont eux qui vous ont envoyés. Tu ne suffisais plus comme cafteuse, alors ils m’ont collé le vieux aussi! Il avançait encore. Jusque là, tu jouais les saintes nitouches, la-bonne-épouse et tout ça. Tu croyais que ça pouvait durer longtemps ton cinéma?
Elle le regardait, incapable de prononcer un seul mot, incapable aussi de comprendre pourquoi son mari devenait un monstre. Incapable enfin de croire que ces mots sortaient de la bouche de celui avec qui elle avait fait Alan. Il allait la tuer, sûrement. Aussi sûrement qu’il s’en prendrait ensuite d’une manière ou d’une autre à Alan et Louis.
- Tu deviens paranoïaque! Personne ici ne te veut du mal! Et cesse de crier, tu vas effrayer Alan.
- Tu as tourné mon fils contre moi! Tu avais tout prévu depuis le début!
Il la repoussa jusqu’à la fenêtre, au bout du palier. Elle trébucha sur la sellette renversée. Philippe tomba sur elle, la saisissant à la gorge. Elle parvint à hurler une dernière fois.
- Alan! Va-t’en! Papa, je t’en prie! Emmène-le! Emmène-le...
En bas, Louis entendit les cris de sa fille. Alan obéit à sa mère, ouvrit la porte et sortit en courant. Louis s’apprêta à monter, mais voyant son petit-fils s’enfuir, redescendit, en l’appelant, inconscient du drame qui se déroulait au premier étage. Le petit avait déjà parcouru une dizaine de mètres quand une Polo blanche surgit et l’évita de justesse, infligeant une peur bleue au grand-père.
Au premier étage, Eilen tentait de se débattre, mais les mains de Philippe s’aggripaient à son cou, serrant toujours plus fort.
- Ils t’ont payée pour ça, hein ? Tu vas recevoir une bonne leçon!
Des taches sombres commençaient à danser devant ses yeux. Le film dans lequel Jack Nicholson s’acharnait sur les membres de sa famille à coup de hache lui revint en mémoire. On dit toujours qu’au moment de mourir, on revoit défiler sa vie en quelques secondes, et moi, je revois un classique américain... Si l’air n’avait pas été retenu dans sa gorge par la pression qu’exerçaient les mains, elle aurait ri. Elle aurait ri comme une hystérique.
Elle s’apprêtait à s’abandonner à la mort. De la main gauche, elle poussait sur la tête de son mari, lui barbouillant le visage de sang. Des yeux, elle cherchait de quoi se défendre. Sa main droite tâtonnait au hasard, à la recherche d’une quelconque bouée de sauvetage. Philippe grinçait des dents, émettant un faible cri qui se prolongeait. Une sorte de gloussement ridicule dû à l’effort.
Dans ses délires, sa femme avait avoué, alors il serrait.

La base du vase de porcelaine se trouvait à une vingtaine de centimètres. Elle parvint à l’attraper.

- Tu vvverras! Ttoi et les deux autres! Vvous ne m’aurez pp...
Le choc de la porcelaine sur son crâne le surprit. Il ne s’attendait pas à cela. Le sang avait jailli aussitôt. Il se releva un peu, titubant. Eilen Inspira une grande bouffée d’air, difficilement, et expira très vite en toussant. L’idée de se mettre à cracher du sang lui souleva le coeur. Il se tenait la tête. Elle avait asséné le coup à la base du nez, entre les deux arcades sourcilières. Il restait là, étonné, comme un pantin, avec une expression d’enfant. Il recula de quelques pas avant de s’écrouler, l’épaule contre le mur, il glissa jusqu’au sol, inconscient. Eilen tourna la tête vers la fenêtre. Joue contre le verre frais. Elle toussait encore un peu, la douleur insupportable lui enflammait à chaque fois le larynx. Dehors, Il lui sembla que Louis et Alan s’enfuyaient dans une grosse voiture blanche qu’elle ne connaissait pas. Un voile sombre s’insinua lentement entre elle et eux.
Elle ne comprit qu’au dernier moment qu’elle était simplement en train de s’évanouir.

A suivre